L’univers vidéoludique est vaste. Il y a ceux qui sautent sur des champignons, ceux qui sauvent le monde armés de gros fusils, et ceux qui, pauvres âmes, explorent des bibliothèques moites en espérant que ce bruit dans le couloir n’était pas un tentacule affamé. Ceux-là ne sont pas tout à fait comme les autres. Ils ont lu trop de choses, ouvert trop de portes, vu trop de jeux inspirés par un certain Howard Phillips Lovecraft, maître incontesté de l’indicible, du suintant, et de l’anti-héros en PLS mentale.
À première vue, Lovecraft et le jeu vidéo, c’est comme un mariage entre un bibliothécaire dépressif et un tas de pixels. Et pourtant, les deux s’entendent à merveille. Parce que le jeu vidéo est le seul médium où l’on peut vivre ce que Lovecraft racontait à demi-mot : la peur du savoir, l’effroi devant l’inconnu, l’émerveillement devant l’incompréhensible. Mieux encore : il permet de jouer contre soi-même.

Et ce n’est pas qu’une question de monstres ou de cultes en robe. Ce qui unit profondément Lovecraft et le jeu vidéo, c’est cette capacité à faire douter. Douter de ce qu’on voit. De ce qu’on croit savoir. De l’espace qui nous entoure. Et dans ce doute, on trouve une forme rare de beauté, où l’effroi se mélange à la curiosité, et où la peur devient presque… poétique.

Il n’en faut pas plus. Pas besoin de mitrailler les lecteurs de citations en italique. Celle-là suffit à tout expliquer : le cœur de Lovecraft bat dans le refus du sens. L’univers est trop grand, trop ancien, trop étranger pour qu’on y trouve notre place. Et pourtant, c’est exactement ce que propose un jeu vidéo : nous faire croire que nous avons une place, un rôle, un bouton à appuyer. La beauté tragique de ce mariage, c’est que le joueur cherche la vérité… alors que la vérité, ici, rend fou.

Le paradoxe est sublime. On entre dans le jeu pour comprendre, pour explorer, pour savoir. Et ce savoir, comme un fruit trop mûr, se révèle toxique. Ce n’est plus le joueur qui maîtrise le jeu, c’est le jeu qui guide doucement sa chute. Et c’est là que Lovecraft rit. Lentement. Depuis l’autre côté de l’écran.
Prenons Amnesia: The Dark Descent. Le jeu est bâti sur un principe simple : tu explores, tu fuis, tu ne regardes surtout pas. La folie devient un système. Regarder le monstre ? Tu y perds la raison. Rester trop dans le noir ? Ton esprit vacille. Tu es devenu un narrateur lovecraftien, mais en première personne et avec un inventaire.
Ou Bloodborne, chef-d’œuvre de FromSoftware, qui commence comme un Souls-like gothique et vire lentement au cauchemar cosmique. Plus tu gagnes en “Insight”, plus tu vois. Et ce que tu vois ? Des vérités. Des créatures invisibles qui t’observaient depuis le début. Des plans de réalité qui se superposent. C’est At the Mountains of Madness version boss rush. Ce que Lovecraft suggère par des journaux griffonnés, le jeu le fait vivre à travers un HUD changeant, un design organique et des mécaniques qui t’apprennent que savoir, c’est mourir.

Et ce n’est pas qu’une question de monstres. C’est l’univers tout entier qui devient instable. Dans Eternal Darkness, la folie affecte le joueur autant que son personnage. L’écran simule un bug, le volume baisse tout seul, un message annonce que ta sauvegarde est corrompue. Le quatrième mur s’effondre, comme dans une nouvelle de Lovecraft où la réalité elle-même trahit son narrateur.
D’autres titres comme Conarium, Moons of Madness, ou encore The Shore, poursuivent cette logique : architecture cyclopéenne, lumière blafarde, et révélations métaphysiques venues du fond des âges. Ce n’est pas un simple habillage. C’est une manière de construire un monde qui semble respirer une volonté étrangère, un espace où la géométrie est mouvante, et où le joueur n’est qu’un hôte temporaire.
Ce qui est fascinant dans cette grande histoire d’amour glauque, c’est qu’elle produit des œuvres originales, pas des copies. Des jeux comme The Sinking City ou Call of Cthulhu: Dark Corners of the Earth reprennent ouvertement les codes du mythe : villes moites, grimoires maudits, cultes cachés. D’autres, comme Darkest Dungeon ou World of Horror, transforment le matériau brut en esthétique visuelle, en gameplay mental, en ambiance avant tout.
Et puis il y a Gibbous – A Cthulhu Adventure, qui prend tout ça, le trempe dans un bain de cartoon acidulé et te balance un chat qui parle comme s’il sortait d’un bar de stand-up new-yorkais. Le mythe devient drôle sans être moqué. On en fait une comédie noire, sans rien trahir de l’ambiance originelle. C’est brillant. C’est vivant.

Et c’est dans cette respiration entre fidélité et appropriation que l’univers lovecraftien devient fécond. Il ne s’agit pas de respecter une bible. Il s’agit d’en prolonger les intuitions. Et parfois, c’est dans l’humour, la couleur, ou la légèreté que surgit la plus grande fidélité.
D’ailleurs, l’histoire ne s’arrête pas là. En 2025, The Sinking City 2 débarquera pour nous plonger de nouveau dans l’enfer aquatique d’une ville rongée par les marées cosmiques. Cette fois, le studio Frogwares promet un vrai survival-horror, un monde qui change, des combats rapprochés… mais toujours cette angoisse sourde, cette paranoïa rampante. On ne sait pas si l’eau monte ou si c’est la ville qui coule. Et c’est précisément ce doute qui nous attire. Encore.
Plus qu’une suite, le jeu semble vouloir offrir une relecture du mythe, non plus seulement à travers l’enquête, mais aussi à travers le corps : le choc, la survie, la confrontation directe. Une façon d’interroger le rôle du joueur, non plus comme un chercheur, mais comme un survivant. Et ça, c’est peut-être une autre manière de vivre le vertige.
Un mot qu’il faut glisser doucement. Lovecraft n’est pas une licence. Ce n’est pas un univers à reprendre à la lettre. Ce n’est même pas un personnage. C’est un esprit. Un parfum. Une peur subtile. Et c’est ce qui fait toute la différence entre une adaptation et une inspiration.
Quand un jeu s’en inspire sans en être prisonnier, c’est là qu’il devient intéressant. Il n’a pas besoin de t’envoyer Cthulhu en boss de fin. Il peut, à la place, te faire douter d’un couloir. Te faire comprendre que tu n’es pas dans un monde que tu contrôles, mais dans un monde qui t’observe. Quand The Drifter sortira — thriller pixelisé à la croisée du polar paranoïaque et du vertige métaphysique — on y retrouvera ce souffle, sans pour autant tomber dans la redite. L’inspiration devient une base. Pas une cage.
Ce que Lovecraft offre, ce n’est pas un décor. C’est une perspective. Une manière de regarder le monde à l’envers, ou de se rendre compte qu’on a toujours été à l’envers. Et cela, les créateurs les plus audacieux savent le reprendre et le faire leur.

Et c’est peut-être ça, au fond, la plus belle réussite de ce mariage entre Lovecraft et le jeu vidéo. Ce n’est pas la peur au sens strict. C’est l’envie d’aller voir quand même. De pousser la porte. D’ouvrir le livre. De savoir. Le joueur est cet être étrange qui lit « Ne pas entrer » et clique quand même. Et c’est là que l’horreur naît.
Le jeu vidéo, contrairement au livre, te rend complice. Tu n’es pas qu’un témoin. Tu es acteur de ta propre chute. Tu avances, même quand tu sais que tu ne devrais pas. Et quelque part, dans les brumes du code, une entité rigole doucement.
Ce n’est plus juste une peur extérieure. C’est une forme d’intimité dérangeante avec ce que tu ne devrais pas savoir. Une horreur cognitive. Et ce frisson-là, aucun autre médium ne sait te le glisser dans l’échine avec autant de finesse.
Alors oui, Lovecraft dans le jeu vidéo, c’est devenu un genre. Une balise Steam. Une étiquette. Parfois galvaudée. Mais parfois, aussi, plus vivante que jamais. Parce que c’est dans ce média mouvant, joueur, imprévisible, que le mythe trouve ses nouvelles formes. Et parfois, ce sont de vraies œuvres, des jeux qui ne ressemblent à rien d’autre. Des jeux qui osent l’invisible, l’incompréhensible, l’inavouable.